« Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer… »
Samuel Beckett « L’Innommable »
(photo Nikolai Jakobsen)

Qu’on me pardonne de voir le monde par le prisme du théâtre mais pour moi le théâtre c’est la vie : une vie condensée, retravaillée, représentée, une vie réfléchie et ressentie, une vie à laquelle l’auteur, le metteur en scène, les acteurs et les spectateurs donnent un sens.

C’est peut-être pourquoi je fais un rapprochement que d’autres pourraient juger saugrenu entre un clip plutôt anodin qui circule depuis un moment sur les réseaux sociaux et les attentats du 13 novembre – mais laissez-moi vous expliquer mon point de vue.

Ce clip est un extrait d’un documentaire sur François Hollande et montre une courte scène où François Hollande et Manuel Valls donnent des conseils à Fleur Pellerin qui vient d’être nommée ministre de la culture. C’est un moment de détente autour d’un verre : Hollande conseille à son nouveau ministre d’aller voir Jack Lang. « Jack a des idées. » (Chose rare apparemment… et pas une qualité requise pour un ministre.) Lorsque le premier ministre conseille au ministre de la culture d’aller voir des spectacles, le président de la république renchérit avec un petit air de commisération : « Il faut que tu te tapes ça. Et dis-leur que c’est bien, que c’est beau. Ils veulent être aimés. »

J’ai vu ce clip plusieurs fois sur Facebook, relayé par des collègues qui s’indignent de l’arrogance et de la suffisance de nos gouvernants. Effectivement il y a de quoi : à l’attitude condescendante envers la petite nouvelle s’ajoute un jugement hautain et péremptoire – voire méprisant – sur la nature des artistes. Mais je dirais que c’est plus grave que cela. Est-ce moi qui me fais des idées ? Ou est-ce que cette conversation ne révèle pas chez les trois interlocuteurs – c’est-à-dire au sommet de l’état – une ignorance totale de la nature essentielle du théâtre ?

(Je parle du théâtre, qui est l’art que je pratique, mais la plupart de ce que je dis est valable pour tous les arts. Mon argument est pour le théâtre en tant que représentant de tous les arts, pas à l’exclusion des autres.)

Sans parler pour l’instant de l’apport spirituel, on dirait que ces gens-là n’imaginent même pas que le théâtre puisse avoir une fonction politique au sein de notre société. Qu’ils n’ont jamais entendu parler du concept du théâtre dans la cité, du théâtre comme un lieu de débat, où on soulève les problèmes d’une société, leur donne une forme concrète, sans forcément proposer une solution mais où on met le doigt sur les plaies, les incohérences et les contradictions, les maux cachés, les insuffisances de notre société et sur les souffrances, les insatisfactions, les révoltes et les résignations de ses citoyens. Ils ne se sentent manifestement pas concernés par ce que ces spectacles pourraient raconter. Les artistes sont juste de grands enfants enquiquinants qu’il suffit de conforter avec quelques platitudes sans sincérité. Ils n’imaginent même pas qu’ils pourraient y avoir un échange d’idées : qu’ils pourraient donner un avis sincère qui pourrait apporter quelque chose à l’artiste, ou qu’ils pourraient en retirer eux-mêmes de quoi stimuler leur réflexion. Non, pour eux, l’art, c’est une activité stérile et futile qui ne les touche ni de près ni de loin. C’est une industrie comme une autre qu’il convient de gérer en tenant compte de son chiffre d’affaires et en essayant de promouvoir les ventes à l’étranger. Il faut juste ménager la sensibilité des artistes pour les empêcher de critiquer le gouvernement.

Je ne cherche pas à pointer du doigt ces trois personnes que je crois plutôt bien intentionnées. Je cherche à mettre le doigt sur l’énorme échec que ceci représente pour nous les artistes, et pour notre civilisation toute entière.

Dans la Grèce ancienne le théâtre faisait partie intégrante de la démocratie. Dans notre démocratie défaillante le divorce entre l’art et le pouvoir serait-il consommé ?

Fleur Pellerin nous a déjà expliqué qu’elle n’a pas le temps de lire. Sans doute François Hollande et Manuel Valls n’ont pas le temps d’aller au théâtre. Peut-être qu’ils sont mal tombés les rares fois où ils s’y sont aventurés ? Ça arrive. Ou peut-être que la classe dirigeante, noyée tout autant que la classe ouvrière dans les flots de propagande consumériste, croit vraiment que le théâtre est un simple divertissement frivole ? Si c’est le cas, c’est que nous qui croyons en l’art, en sa valeur et sa capacité à contribuer positivement à la vie et à la conception même d’une nation civilisée, nous les artistes, nous n’avons pas été à la hauteur de notre vocation. Nous n’avons pas su transmettre notre croyance en l’art et notre foi en l’être humain aux hommes et femmes qui nous gouvernent, des gens intelligents, cultivés, tout à fait équipés à nous comprendre – et qui pourtant n’ont rien compris.

Et si ces gens-là, la fine fleur des grandes écoles, ne comprennent rien au théâtre, est-ce que les élèves des universités, lycées, lycées techniques, collèges et écoles primaires ont plus de chances de se frotter au génie de Molière, Racine, Shakespeare, Tchekhov, Feydeau, Beckett, Pinter et de voir à quel point tout cela peut enrichir leurs vies ? Il suffit d’un prof de français éclairé et un peu inspiré pour communiquer son enthousiasme mais c’est un travail ingrat, doté de moins en moins de moyens et de plus en plus de lourdeurs administratives. S’il y a encore des profs généreux et courageux, prêts à donner de leur temps et de leur énergie pour partager leur amour du théâtre, on ne peut pas dire que l’Etat fait beaucoup d’efforts pour les encourager.

De plus en plus, il me semble, nous sommes en train de rater la transmission de notre culture aux générations futures. Et nous assistons, impuissants, à la création d’une sous-classe de jeunes gens à qui on n’offre presque rien : des idioties à la télé, des i-phones, MacDonald’s et du foot – on ne leur donne pas les clés qui ouvriraient leur esprit et feraient travailler leur imagination. Et puis on s’étonne quand ils se retournent contre nous.

Une des premières réactions aux attentats terroristes est toujours d’annuler les sorties scolaires. On dirait que ça va de soi : ce n’est même pas un sacrifice, c’est comme si on n’attendait qu’un prétexte quelconque pour ne plus avoir à s’embêter avec ça. Et avec l’argent qu’on ne donne plus aux arts, on renforcera la police et l’armée, pour les opposer un peu plus aux habitants des banlieues, et avec un peu de chance on donnera quelques clopinettes pour donner des cours dans les prisons dans le vain espoir de dé-radicaliser ceux qui sont déjà perdus.

En l’occurrence, après les attentats du 13 novembre, notre président et notre premier ministre ont déclaré avec une alacrité confondante et une harmonie sans faille (à croire qu’ils avaient préparé leur coup…) que nous étions en guerre. Cela a l’avantage de les faire grimper dans les sondages tout en diminuant sérieusement la liberté des citoyens, et leur permet d’aller bombarder la Syrie sous prétexte d’auto-défense (en suivant l’exemple des Américains qui, attaqué par des Saudis, ont pu envahir l’Iraq). Mais le fait est que la France a été attaquée par des Français (et des Belges, certes, mais on ne va quand même pas envahir la Belgique, il n’y a pas de pétrole). Le langage guerrier est bien plus payant dans les sondages que la mise en question de toute une politique, voire de toute une conception de la société. Mais ces terroristes ne sont pas des envahisseurs venus d’ailleurs, ils sont un produit de notre société. La vie qu’on leur offre est tellement dépourvue de sens qu’ils préfèrent mourir en révolte que de continuer à vivre en soumission.

Bien sûr ce n’est pas une sortie au théâtre qui va brusquement donner un sens à leur vie. (Surtout si c’est pour voir une de ces matinées classiques où de jeunes comédiens s’évertuent à rendre un grand texte aussi superficiel et « rigolo » qu’un dessin animé ou un talk show à la télé… mais c’est un autre débat.) Dans le climat actuel – et pas seulement en France – le budget prévu pour la culture est une peau de chagrin. On rationalise, on vise « l’efficacité » et on juge les arts et l’éducation à partir d’une grille de lecture purement économique. Mais exclure de l’éducation nationale une exploration approfondie des arts en général et de la littérature du pays en particulier c’est exclure les générations à venir de leur propre culture. C’est les condamner à croire que cette culture consiste essentiellement en quelques comiques, des bavardages télévisés, des jeux vidéo, le fast food et le culte de l’argent.  C’est créer une génération de nihilistes.

Le théâtre nous aide à voir la vie plus clairement, à comprendre le monde et à reconnaître ce qui nous lie en tant qu’êtres humains. Autrement dit c’est exactement ce qui manque à ces jeunes gens qui se tournent vers le terrorisme, à ces garçons qui peuvent regarder leur victime dans les yeux et lui tirer une balle dans la tête.

Le théâtre nous apprend à utiliser notre imagination, à nous mettre à la place de quelqu’un d’autre, il encourage et développe l’empathie. Au-delà de sa fonction critique, provocatrice, révélatrice, contestataire ou moqueuse, le théâtre peut aussi émouvoir, élever, transcender, rassembler toute une communauté dans l’affirmation de ses valeurs.

Comment se fait-il que nos gouvernants soient passés à côté de tout cela ?

Je ne cherche pas à dénigrer François Hollande et les membres de son gouvernement. Ils ont été élus, ils sont à leur place et ils sont sincères. Ils sont victimes comme nous tous d’une dérive de la société. La prédominance d’un raisonnement purement économique (à court terme de surcroît), le mélange confus de capitalisme, libéralisme, individualisme, rationalisation, médiatisation, trivialisation et tous les autres « ismes » et « ations » à la mode, l’occupation constante de notre cerveau par la publicité et la diminution de notre capacité à réfléchir plus de quelques secondes avant d’être distrait par autre chose, tout ceci a contribué à créer un monde hors de contrôle, un système où personne n’est responsable, où même l’homme le plus puissant du monde est impuissant face au progrès aveugle et inéluctable de la bêtise.

Il ne s’agit pas d’accuser des individus. Il s’agit de reconnaître notre part de responsabilité collective dans le désastre. L’art n’a pas su empêcher cette évolution et s’est laissé contaminer par elle. Nous les artistes, nous avons fait avec. Nous ne l’avons pas assez combattu. Nous n’avons pas su imposer notre vision, défendre nos positions, éclairer les autres. Ce n’est pas que nous nous sommes trompés de voie, plutôt que nous n’avons pas su convaincre qu’on était sur le bon chemin. Il nous fallait un peu plus de force de conviction. Nous n’avons pas assez cru en notre art.

Alors que faire maintenant ? Baisser les bras ? Se résigner ? Non. Même si la tentation est grande, s’il devient de plus en plus dur de se faire prendre au sérieux, même si on ne nous en donne plus les moyens, il va falloir nous battre, nous défendre, crier plus fort, viser plus haut, exiger de plus en plus, être meilleurs. Il va falloir créer, encore et toujours, et toujours mieux – des créations plus intelligentes, plus émouvantes et plus accessibles. Comme dirait Tchekhov, il va falloir travailler, travailler, travailler.

 

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