Curieuse expérience que de remonter cette pièce dix-huit ans après sa création. Qu’est-ce qui a changé? Pas la pièce, ni mon rapport à elle. Le changement d’acteurs apporte une tonalité légèrement différente pour chacun des deux personnages, mais leur rapport, le déroulement de l’action, l’occupation de l’espace scénique, la montée de la tension dramatique, tout – jusqu’à la réaction du public – se passe à peu de choses près comme il y a dix-huit ans. Ce qui a changé c’est le monde autour de nous.
Ce qui me frappe c’est que la pièce résonne différemment aujourd’hui. Aujourd’hui certaines répliques qui à l’époque me semblaient représenter le point de vue tordu d’un être rejeté par la société me semblent universellement acceptées et presque banales. “On peut faire ce qu’on veut. Il n’y a pas de loi. Il n’y a pas de justice. Il n’y a pas de salut. Il y a juste des rapports de force.” Là où avant j’entendais un désespéré marginal, aujourd’hui il me semble que ces phrases pourraient être prononcées par n’importe quel de nos dirigeants. Là où j’entendais une vision sombre, déformée par la souffrance d’un individu, aujourd’hui j’entends une description plutôt pertinente de l’ordre régnant dans le monde où nous vivons.
Le personnage féminin, qui aujourd’hui comme hier paraît plutôt antipathique au début avec ses questions incessantes (de quoi elle se mêle?), finissait il y a dix-huit ans par apparaître admirable par son dévouement, son honnêteté et son désir de vérité, une digne représentante d’une société civilisée, responsable et bienveillante. Aujourd’hui, dans un monde où tout est dissocié, déconnecté, hermétiquement cloisonné, où des gens qui aident leurs semblables sont poursuivis aux tribunaux, elle paraît, pour citer une spectatrice découvrant la pièce lors d’une des nouvelles représentations, “christique” dans le don d’elle-même. Il y a eu un subtil rééquilibrage dans les rôles: aujourd’hui ce n’est pas le nihilisme de l’homme qui paraît exceptionnel, c’est la générosité de la femme. Et elle semble plus fragile, plus isolée, plus marginale qu’auparavant. Ce n’est pas une citoyenne modèle, c’est une résistante.
Il y a dix-huit ans je terminais ma note d’intention ainsi: “Car il me semble qu’en cette fin de millénaire nous sommes tous amplement conscients du désespoir et du vide. La laideur du monde est partout apparente. Et à l’aube d’un millénaire nouveau, il ne suffit plus d’en témoigner, il faut y résister.”
Remonter cette pièce maintenant m’a fait réaliser à quel point nous avons perdu du terrain entre temps. Nous avons subi une occupation insidieuse. Nous nous sommes mis à collaborer sans nous en rendre compte. Les maquisards sont nombreux, mais isolés. Nous avons du mal à nous réunir. La résistance est d’autant plus difficile que l’ennemi n’a pas de visage. Il n’y a pas de leader charismatique à viser. Les dirigeants sont tous remplaçables. Nous nous trouvons en face d’une machine qui broie les âmes et qui avance inexorablement en se renouvelant sans cesse, un serpent à mille têtes, une peste qui s’injecte dans nos veines et contamine tout ce que nous faisons.
Mais, comme disait un grand Résistant aujourd’hui disparu, le Field Commander Cohen:
“The wind, the wind is blowing.
Through the graves, the wind is blowing.
Freedom soon will come.
Then we’ll come from the shadows.”
Cela peut paraître dérisoire de proposer le théâtre comme arme de résistance. Surtout que le théâtre lui-même est contaminé comme nous tous: “Les gens ont envie de rigoler. Ils veulent échapper à leur quotidien. Il faut les divertir.” Je suis désolé, mais non. Il est temps de regarder le monde en face.
C’est dérisoire, c’est minime, c’est une goutte d’eau dans l’océan mais le théâtre est un élément essentiel de la démocratie. Le théâtre peut ouvrir nos yeux, humaniser le monde, nous faire faire des connexions, nous rassembler en célébrant notre humanité commune.
Et petit à petit, pas à pas, en ouvrant un tout petit peu les esprits, le théâtre peut changer le monde.