Après Macbeth, le Chantier Shakespeare devait continuer avec une Comme Il Vous Plaira à la distribution exclusivement féminine. C’était compter sans le covid qui a retenu tous les programmateurs, diffuseurs et partenaires potentiels chez eux pendant que Macbeth se donnait à la Cartoucherie. L’adaptation est faite, ou presque, mais je renonce au projet, faute de moyens… Si quelqu’un a envie de le réanimer, faites-moi signe.

SHAKESPEARE: COMME IL VOUS PLAIRA

Note d’intention

En parallèle avec les nuits tourmentées de Macbeth, je voudrais présenter les jours radieux de « la plus mozartienne des comédies de Shakespeare » (Helen Gardner), celle qui s’approche le plus de l’univers de Marivaux. COMME IL VOUS PLAIRA est une pièce qui mérite d’être jouée avec clarté, sensibilité et humour et non dans une lecture réductrice. Il faut respecter l’esprit de géniale insouciance dans laquelle Shakespeare l’a composée et préserver le juste équilibre entre légèreté et gravité, finesse et lourdeur, sagesse et folie, rigueur et fantaisie.

Shakespeare puise son inspiration un peu partout dans le « melting pot » de la civilisation élisabéthaine. Il mélange les accents les plus raffinés avec les effets les plus gros, multiplie les invraisemblances et les contradictions, confond la Forêt des Ardennes avec the forest of Arden dans le Warwickshire et y place des lions, des serpents et des palmiers en plus des cerfs et des bergers paisibles. Trop souvent on essaie de corriger Shakespeare, ou de l’apprivoiser, en l’enfermant dans une interprétation esthétique, politique ou psychologique qui ne tolère pas d’autres points de vue que le sien et qui est donc obligée d’ignorer une grande partie du texte. Le génie de Shakespeare réside justement dans la richesse et l’ouverture de son esprit qui accueille toutes les contradictions et les résout, qui marie tous les styles et en invente d’autres, qui comprend les grandeurs et les bassesses de l’âme humaine et qui nous en a laissé l’expression la plus parfaite que nous connaissons.

L’adaptation du texte original en une version française compréhensible et jouable, qui respecte à la fois le sens et la musique de Shakespeare, n’est pas une chose facile. Je me suis attelé à la tâche en me référant à une dizaine d’autres versions et je continuerai avec les comédiens afin qu’ils travaillent en profondeur le sens et le rythme des mots qu’ils prononcent. Pour les passages en vers je vais essayer de trouver un rythme proche de l’anglais mais néanmoins naturel et pas très éloigné de la prose. Les vers libres de Shakespeare n’ont rien de la précision mathématique des alexandrins de Racine ou Corneille. C’est une question de « feeling », beaucoup plus que de comptabilité – d’ailleurs le compte n’y est souvent pas. Shakespeare s’écarte très souvent et avec beaucoup de virtuosité du rythme régulier des pentamètres iambiques et crée des effets dramatiques en le variant à sa guise. Il faut que nous trouvions un rythme tout aussi naturel, qui coule de source et qui aide le comédien à interpréter son rôle plutôt que de lui imposer une difficulté supplémentaire. Les comédiens auront leur mot à dire dans mon adaptation parce que justement ce sont eux qui auront ces mots à dire.

Pour souligner l’importance du thème central du jeu et du plaisir de jouer, la pièce sera interprétée par sept comédiennes. Les rôles seront distribués de la façon suivante:

1. ROSALINDE

2. CELIA / PHEBE / AUDREY

3. ORLANDO / PIERRE DE TOUCHE

4. JACQUES / OLIVIER

5. CHARLES / AMIENS / SILVIUS / WILLIAM / JACQUES DE BOYS

6. DUC FREDERIC / DUC AINE

7. ADAM / LE BEAU / CORIN / OLIVIER BROUILLE-PRECHE

Je vais tenter une distribution exclusivement féminine, où les actrices jouent aussi les rôles d’hommes. Ce n’était pas mon intention au départ mais j’ai envie de voir ce que cela donne. Cette pièce est assez souvent montée avec des hommes jouant les femmes : j’ai envie d’essayer l’inverse. (Je trouve qu’il y a une grande inégalité en France aujourd’hui entre actrices et acteurs : dans n’importe quelle école dramatique il y a nettement plus de filles qui veulent devenir actrices que de garçons qui souhaitent devenir acteurs. Et à la sortie de l’école elles doivent faire face à une dure réalité : il y a peut-être dix fois moins de rôles pour les filles que pour les garçons. Par conséquent les filles sont obligées d’être dix fois plus sérieuses et dix fois plus talentueuses.) Je pense que le travail sur l’identité sexuelle pourrait être très intéressant. Il faudra distinguer entre la masculinité jouée de Rosalinde – qui en quelque sorte la désinhibe et la libère – et la masculinité des personnages masculins qu’il ne faudra pas caricaturer. Je pense que l’expérience pourrait être enrichissante pour tout le monde.

Les actrices seront jeunes, sensibles, enjouées et bien sûr souples et polyvalentes, mais rigoureuses aussi puisqu’il faudra croquer chaque personnage avec une grande économie de moyens. Un seul élément de costume devra l’identifier – mais aussi bien entendu une démarche, une attitude, un accent, un ton différents, adoptés en un instant par l’actrice. Ces quelques éléments doivent suffire pour identifier le personnage mais bien sûr le travail ne s’arrête pas là: chaque personnage est une âme indépendante, l’actrice se met à la place de ce personnage et s’offre à nous entièrement.

Bien entendu ceci demande une concentration et une disponibilité rares de la part des comédiennes. Mais comment demander à un public de s’intéresser à des comédiens autres que concentrés et disponibles ? La concentration et la générosité des acteurs appellent celles du public. J’espère que les comédiennes vont s’amuser et s’enrichir pendant les répétitions. Le public le sentira au moment des représentations.

Dans la mesure du possible je souhaite une distribution multiraciale. Peu importe si, par exemple, Orlando est noir et son frère Olivier blanc – nous faisons du théâtre, pas un téléfilm soigneusement réaliste. Une note sur chacun des personnages se trouve en annexe de ce dossier.

Naturellement le jeu des comédiennes contribuera aussi à la distinction entre les trois atmosphères différentes que l’on peut identifier dans le texte. A la cour règne une tension nerveuse créée par la cruauté et les humeurs imprévisibles du Duc qui trouvent un écho dans le comportement de ses sujets. C’est un monde violent même dans ses loisirs: le jeu ici, c’est la lutte. La rupture avec cette ambiance est abrupte: la fuite de Rosalinde, Célia et Pierre de Touche les amène tout de suite en exil, dans un monde blanc où le froid et le danger doivent être presque tangibles. En revanche le beau temps arrive petit à petit, d’abord avec la chaleur humaine et peu à peu avec la détente, le plaisir de jouer, le plaisir d’aimer, le bien-être et l’insouciance des jeunes gens en vacances, pour qui le danger et la politique sont momentanément éloignés.

L’exigence, le perfectionnisme et le savoir faire de mon éclairagiste Patrice Lecadre vont irradier le plateau d’une lumière qui réchauffera le cœur des spectateurs.

Le décor sera très simple. Au plateau nu nous n’ajouterons que quelques éléments servant de support à l’imagination du public, ainsi que faisait Shakespeare au Globe Theatre.

L’espace de jeu sera délimité par des bancs arrangés en demi-cercle sur lesquels seront assises les comédiennes. Celles-ci resteront en scène pendant toute la durée du spectacle et se lèveront au début des scènes dans lesquelles elles jouent pour prendre le costume du personnage dans un des deux grands coffres à jouets ou sur l’un des deux portemanteaux placés de chaque côté du banc du milieu. Le travestissement et la transformation font ainsi partie du spectacle.

Des draperies descendront des cintres de manière à former des toiles de fond facilement interchangeables. En gros ces draperies seront en trois couleurs représentant les trois temps de la pièce: rouge pour la cour, blanc pour la forêt l’hiver, vert pour l’arrivée du printemps.

Le Duc Frédéric sera attaché à la draperie rouge qu’il traînera derrière lui comme une énorme cape qui parfois sera portée par ses hommes et parfois les couvrira. Une abondance de rouge et d’or caractérisera les scènes à la cour. A la fin du premier acte, lorsqu’elles décident de fuir, Rosalinde et Célia sortiront en courant et en tirant un grand drap blanc qui couvrira tout le plateau et qui figurera la neige des premières scènes dans la forêt. On l’enlèvera au moment où Orlando accroche ses poèmes aux arbres (en l’occurrence les deux portemanteaux) et les draperies rouges auront cédé la place à des draperies vertes, discrètes d’abord, puis de plus en plus envahissantes. Au moment de la résolution et de la danse finale le rouge reviendra et se mêlera au vert et aux autres couleurs dans un effet d’arc-en-ciel.

La scénographe Delphine Brouard m’aidera à traduire mes rêves en réalité et à affiner mes idées. Elle sait marier les aspirations intellectuelles et spirituelles avec un savoir-faire pragmatique et concret. http://delphinebrouard.com/

Les costumes doivent être simples, mais pas austères pour autant. Il n’est pas question de situer l’action dans l’Histoire. Shakespeare ne s’en est pas soucié et nous pouvons mélanger les styles et les modes sans égard pour la vraisemblance historique mais une petite ambiance Woodstock serait la bienvenue : le retour à la nature, le rejet des jeux de pouvoir, la célébration de l’amour et de la jeunesse – tous ces thèmes semblent en accord avec un style décontracté et un peu « hippy ».

Philippe Varache me fera sans doute des propositions foisonnantes et plus ou moins extravagantes que je réduirai à l’essentiel pour que les rôles multiples soient lisibles et que le déguisement et le jeu soient au centre de la pièce de façon concrète et jouissive. http://tabarmukk.eu/

De même pour la musique: plutôt que d’essayer de recréer une musique populaire du 16e siècle, nous aurons une musique simple et entraînante, rythmée, facile à chanter et à accompagner, avec des refrains repris par toute la compagnie. On s’adaptera aux talents de chacun, laissant une part importante à l’improvisation à l’intérieur du cadre de la chanson populaire. Peut-être un ou deux arrangements a capella. Autant le texte de Shakespeare exige une grande rigueur dans le jeu, autant les quatre ou cinq chansons contenues dans la pièce peuvent être des espaces de liberté. Il y aura sur scène au moins un musicien, mais les comédiennes vont aussi participer à la musique – ne serait-ce (pour les moins doués musicalement) qu’en tapant des pieds et dans les mains. Je souhaite une musique simple et chaleureuse: des instruments acoustiques plutôt qu’électroniques – une ambiance décontractée, où tout le monde s’amuse.

En plus de la musique je pense utiliser quelques effets sonores pour démarquer les trois ambiances. Tous ces effets pourront être créés par les comédiennes et les musiciens eux-mêmes. Toutes les scènes à la cour seront accompagnées par des chuchotements qui créeront un bruit de fond à peine audible la plupart du temps. L’intensité de ces chuchotements va s’accroître légèrement avant de s’arrêter net au moment du bannissement de Rosalinde, afin que le silence subit vienne souligner l’intensité dramatique de ce moment. L’arrivée dans la forêt sera accompagnée par des cris de bêtes sauvages. Le printemps sera annoncé par le cri d’un coucou (évoqué par le doudouk de Deleyaman?) au début de la scène où Orlando accroche ses poèmes aux arbres, auquel viendront s’ajouter progressivement d’autres chants d’oiseaux, afin de faire de cette brève scène une célébration de l’arrivée du printemps.

Pour la première fois, j’envisage de collaborer avec des musiciens en chair et en os. Aret Madilian et son groupe Deleyaman, basé en Normandie, pratiquent depuis longtemps le métissage des styles et des cultures, et explorent les possibilités de la musique dans l’espace et le récit. Ils ont collaboré avec Fanny Ardant sur son film Le Divan de Staline et sur scène autour d’un texte de Stig Dagerman. Aret a aussi composé une suite de musique instrumentale destinée à être diffusée dans les abbayes de la Normandie et qui joue habilement avec l’espace et le temps pour créer une ambiance profondément spirituelle. Je suis impatient de concrétiser la musicalité du texte de Shakespeare en encourageant l’inter-activité entre comédiennes et musiciens. https://www.norma-asso.fr/ric/musicbox/ADBN_043_13921780080

Après avoir amorcé une collaboration avec Serena Malacco sur notre production de Macbeth, je voudrais prolonger et approfondir le travail sur le mouvement et le gestuel des comédiennes et l’amener discrètement vers la danse. Serena sait repérer les gestes et les mouvements habituels et inconscients des acteurs et les coordonner dans une harmonie qui est exactement ce que je cherche pour Comme Il Vous Plaira.

https://www.ciejukebox.com/

Cette pièce s’adresse à un public extrêmement large. La réflexion et la poésie sont sans cesse entrecoupées par l’humour et la fantaisie, à la richesse du langage s’ajoutent l’harmonie des sons et la variété des couleurs. Il y a quelque chose pour tout le monde. Les groupes scolaires peuvent venir sans s’ennuyer, les personnes âgées sans être choqués, les intellectuels sans être rebutés par la vulgarité et les honnêtes travailleurs sans craindre la prise de tête. J’espère communiquer la joie de jouer Shakespeare aux actrices et aux musiciens qui à leur tour communiqueront cette joie au public. Comme Il Vous Plaira est une pièce qui doit être jouée dans la joie, l’enthousiasme et l’allégresse.

Mitch Hooper

PERSONNAGES

ROSALINDE

De tous les personnages féminins dans l’œuvre de Shakespeare, Rosalinde est sans doute celui qui a le plus de fraîcheur et de charme féminin. Elle a de l’esprit – beaucoup plus qu’Orlando –, du cœur, du courage et de l’initiative. Elle incarne l’équilibre heureux qui caractérise Comme Il Vous Plaira. Elle est au cœur de la pièce et du thème du jeu. Si son travestissement se justifie par la peur du danger au moment de sa fuite, c’est par jeu que Rosalinde continue à se faire passer pour Ganymède : pour s’amuser et pour se défouler. L’option de faire jouer Rosalinde par un homme, actuellement plutôt à la mode, me paraît stérile. Le charme érotique d’une jeune femme dont la féminité triomphante déborde à tout moment ses vêtements d’homme est ainsi perdu. La justification historique (« c’est ainsi qu’on jouait la pièce au temps de Shakespeare ») me semble un prétexte – d’ailleurs le rôle est toujours tenu par un homme mûr et non pas comme au 16e siècle par un très jeune garçon. Il n’y a pas de mal à cela, mais je trouve que cela a forcément tendance à gommer la célébration de la femme sous les traits de l’héroïne et à déstabiliser l’équilibre et l’harmonie de la pièce. Shakespeare travaillait à l’intérieur d’une convention, mais son théâtre est sans cesse à la recherche d’un plus grand réalisme : je suis sûr que si on lui avait donné l’occasion de travailler avec des actrices il aurait été plus loin encore. Mon instinct personnel me fait pencher de l’autre côté : une interprète très féminine – belle, fine et gracieuse.

CELIA/PHEBE/AUDREY

En donnant les rôles de Célia, Phébé et Audrey à une même actrice je lui donne l’occasion de briller dans trois rôles qui, individuellement, ont tendance à servir de faire valoir à Rosalinde. Je fais appel donc à la virtuosité mais aussi à la subtilité et à la finesse de la jeune comédienne.

Célia et Rosalinde sont des amies d’enfance. Dès leur première apparition elles nous habituent à voir le jeu comme à la fois une distraction nécessaire de l’ennui et de la tristesse de la vie à la cour de Frédéric et un espace de liberté où l’on exprime avec jubilation des vérités que l’on ne peut dire ailleurs. Célia est une jeune fille fine et fidèle, qui voit très clairement l’injustice et l’instabilité du régime de son père et qui en souffre. Elle renonce à son rang et à sa famille pour suivre son amie en exil. Une fois dans la forêt elle se détend et s’amuse des extravagances de son amie sans jamais perdre sa perspective et son sens critique. Elle reprend Rosalinde quand elle trouve qu’elle va trop loin. Son mariage avec Olivier étonne les critiques mais pas le public : nous avons assez vu l’influence du charme de la forêt sur les personnages pour ne pas nous étonner de la rapidité de la conversion d’Olivier et du développement de l’amour entre lui et Célia. Si l’atmosphère de la forêt est correctement évoquée – notons en passant que le temps y est complètement éclaté et que le danger, le suspense et la violence sont systématiquement tués dans l’œuf par l’auteur –, cela nous paraît normal, un aboutissement logique des choses que nous avons vues.

Phébé ose se moquer de l’amour et se trouve punie pour sa prétention. Moins généreuse que Rosalinde, elle ne se moque pas d’elle-même mais des autres – jusqu’à ce qu’elle soit elle-même subjuguée par la passion. Cruellement égoïste, elle n’en est moins profondément humaine, et l’actrice doit à peine forcer les traits pour faire sortir le ridicule de ses prétentions et de ses hypocrisies, que nous reconnaissons comme essentiellement les mêmes que les nôtres.

Toutes les Audrey que j’ai pu voir sur scène ont été des grotesques. Sans gommer la nature comique du personnage, j’aimerais voir une jeune fille crédible, inculte certes, crédule, naïve et disgracieuse aussi mais non sans une certaine dignité morale.

ORLANDO/PIERRE DE TOUCHE

Le rôle d’Orlando n’est pas vraiment un cadeau et m’a toujours paru bien fade en représentation. J’espère créer une nouvelle dynamique en doublant ce rôle avec celui de Pierre de Touche. Il me faut un Orlando physique, sensuel et gracieux. Pierre de Touche ne figure pas dans l’histoire de Lodge qui est la principale source de la pièce, et il est vrai qu’il n’ajoute rien à l’intrigue. Shakespeare a créé ce rôle pour le clown de sa compagnie, Robert Armin ou peut-être Will Kempe. Il est néanmoins parfaitement intégré à l’histoire, avec un rang social très précis. Ce n’est pas Coluche, ni même le fou du roi Lear : il n’a rien de très profond à dire. C’est un simple d’esprit, que l’on garde à la cour comme une sorte d’animal domestique, qui y survit en amusant le duc et sa fille – et qui se fait fouetter lorsqu’il échoue. Il retient des bribes de ce qu’il entend autour de lui et les répète parfois en dépit de leur sens, parfois en visant juste malgré lui. Je voudrais retrouver la fragilité de ce personnage et la réalité de ses rapports avec les autres. S’il est vrai que notre société ne traite plus du tout les handicapés mentaux de la même façon (est-ce que l’on est bien sûr de les traiter tellement mieux ?), je trouve que c’est une erreur d’extraire Pierre de Touche de son contexte social pour en faire un comique du vingtième siècle. Je pense que l’humour gagnera beaucoup à être joué avec naturel plutôt que lourdement asséné. Le contraste entre la douceur servile de Pierre de Touche et la noblesse fière et parfois agressive d’Orlando me paraît un défi excitant pour l’actrice.

DUC FREDERIC/DUC AINE

Le rapport entre Orlando et Olivier est bien sûr le reflet de celui entre les deux autres frères, les deux ducs. Comme Olivier, Frédéric est un usurpateur peu sûr de lui et qui ne se maîtrise pas. Comme Orlando, le duc aîné est un homme doux, noble et généreux. Son séjour dans la forêt lui a permis de connaître ses propres limites, ce que le confort matériel et les discours flatteurs des courtisans ne permettent pas à celui qui gouverne. A la fin de la pièce, fort de son expérience, le duc aîné est prêt à retourner à la cour pour y régner avec la sagesse acquise dans la forêt, tandis que son frère, dont la conversion est traitée encore plus sommairement que celle d’Olivier mais qui n’est pas vraiment plus étonnante, lui cède volontairement sa place et se retire du monde. Les deux ducs sont couramment, et logiquement, joués par un seul acteur, car ils sont en fait les deux faces d’un même problème, celui du pouvoir – thème shakespearien par excellence. Le rôle devient ainsi la clé de voûte de la pièce, bien au centre, éclairant tous les autres et les tenant en place. Cela nécessite une actrice prête à se donner avec maturité, autorité et générosité.

JACQUES/OLIVIER

Jacques, comme Pierre de Touche, est une invention shakespearienne qui donne à la pièce son ton unique (et dans le cas de Jacques une bonne partie de sa profondeur), mais qui dans des interprétations modernes a tendance à prendre une importance démesurée et à détruire l’équilibre de la pièce. Jacques est un portrait affectueux d’un mélancolique un peu affecté, qui se complaît dans sa différence et qui apparaît comme légèrement ridicule. Il apporte à la pièce juste ce qu’il faut d’aigreur, de cynisme et de discorde pour que la douceur, l’idéalisme et l’harmonie ne paraissent pas factices mais ancrés dans la réalité de notre monde.

La conversion d’Olivier paraîtra plus plausible s’il est joué dès le début comme un personnage humain, peu sûr de lui, qui souffre, et non pas comme un méchant de bande dessinée. Sa méchanceté envers son frère est motivée par une jalousie qu’il a du mal à comprendre et à maîtriser. Il y a un moment crucial lorsqu’il apparaît devant le duc, qui s’acharne contre Orlando. Olivier s’empresse de lui révéler qu’il n’a jamais aimé son frère, mais le duc, loin de se radoucir, lui répond avec une lucidité brutale « Tu n’en es que plus vil », et le chasse. Le choc de ce moment provoque sûrement une remise en question dont nous verrons bien plus tard le résultat (l’Olivier transformé – et digne de Célia – de la fin de la pièce). L’éloquence de Shakespeare ne se limite pas aux mots, les silences et les absences sont aussi des indices qui permettront à l’actrice de construire son personnage.

CHARLES/AMIENS/SILVIUS/WILLIAM/PAGE/JACQUES DES BOIS

Si les petits rôles dans Shakespeare sont toujours des individus bien définis et vivants, il est vrai qu’il est frustrant pour un acteur d’attendre de longues heures en coulisses avant de venir prononcer dix lignes et de repartir aussitôt. En gardant toutes les actrices en permanence sur scène, et en attribuant un nombre de petits rôles à celle qui joue Silvius (un rôle important), j’espère éviter la dispersion des énergies qui se produit toujours lorsqu’un grand nombre d’acteurs n’ont pas grand-chose à faire. Il me faut une jeune actrice souple et rigoureuse, de préférence avec des dons musicaux. Amiens est prévu comme le chanteur de la compagnie, mais je redistribuerai peut-être certaines chansons à d’autres personnages et l’on chantera souvent en chœur – y compris les actrices qui ne jouent pas dans la scène en question. Certains très petits rôles (comme le pauvre Denis qui a deux lignes avant d’ouvrir la porte à Charles et de disparaître à jamais) pourront être coupés.

ADAM/LE BEAU/CORIN/OLIVIER BROUILLE-PRECHE

La tradition veut que Shakespeare lui-même ait tenu le rôle d’Adam, le vieux serviteur d’Orlando. En tout cas ces quatre personnages représentent autant de jolis rôles, soit pour une actrice plus âgée, soit pour une jeune capable de se transformer en vieillard digne et crédible.