Ceci était mon premier scénario et a gagné le Prix des Cent Premières Œuvres organisé par France Télévision (sous le titre Le Rêve dans le Coeur). Il a été mis en production pour France 3 mais le temps de mettre tout en place le président de France Télévision avait changé et le nouveau a annulé la production. Il est vrai que la guerre d’Algérie reste un sujet sensible en France et France Télévision n’est guère connue pour son audace…

Résumé

Le sud-ouest de la France, au moment de la guerre d’Algérie. Un couple de professeurs communistes reçoit la visite d’un ami qui surgit du passé. Il va les obliger à faire des choix politiques et personnels qui remettront en cause leur bonheur.

SYNOPSIS

1er mai 1957. Alors que le gouvernement français envoie des appelés se battre en Algérie, le parti communiste refuse de s’y opposer. Henri et Suzanne Amoros sont un couple de professeurs vivant dans le sud-ouest de la France. Communistes tous les deux, ils participent au défilé syndicaliste dans leur ville lorsqu’ils apprennent la mort d’un jeune appelé qui a suivi le conseil d’Henri et est parti avec l’armée française en Algérie. Henri calme les nerfs de la soeur du mort et l’invite à marcher avec eux. Marcel, un vieux camarade du père d’Henri, un grand résistant tué par les Allemands, est admiratif, mais Suzanne n’est pas tout à fait convaincu par son raisonnement. Ca va bientôt être le tour d’un autre de ses élèves, Eric, qui est manifestement amoureux d’elle.

Un vieil ami d’Henri, Louis, un comédien, débarque de Paris et s’incruste chez eux. Suzanne le voit comme un parasite et ne l’apprécie guère. Henri, lui, est pourtant content de le retrouver. Ils jouaient ensemble dans un orchestre de jazz. Louis écoute maintenant du Miles Davis alors que Henri est resté fidèle à Count Basie et les big bands.

Suzanne a de plus en plus de mal à comprendre l’attitude de son mari, que ce soit dans les affaires politiques ou personnelles. Elle pense qu’il devrait renvoyer Louis chez lui. Mais quand Louis finit par révéler la vraie raison de sa visite, elle change d’avis: il fait partie d’un réseau de Français qui aide le FLN. Il est venu en repérage pour organiser des passages à la frontière espagnole.

Si Henri accompagne Louis lors du premier passage, il reste néanmoins dubitatif sur le principe de cette action qui est en contradiction avec la ligne du parti. Suzanne au contraire s’engage aux côtés de Louis, ce qui crée une friction dans le couple. Henri devient de plus en plus distant et ironique, tandis que Suzanne et Louis se rapprochent… au point de tomber amoureux l’un de l’autre. Mais Louis, qui a du mal à s’engager dans une relation avec une femme depuis une expérience malheureuse pendant la guerre, hésite à franchir le pas avec Suzanne.

Lors d’une contre-manifestation peu suivie au moment du défilé du 14 juillet, alors que Suzanne et Louis sont à Paris, le jeune Eric, qui a intégré l’armée, demande des nouvelles de Suzanne et le vieux Marcel s’étonne de l’indulgence d’Henri envers Louis qu’il tient pour responsable de la mort de son père. Henri proteste que Louis n’y est pour rien, il devait prévenir son père du danger mais ne l’a pas trouvé. Marcel lui révèle qu’il a lui-même vu Louis filer chez sa copine plutôt que de chercher, et que la fille a été vue avec le père d’Henri à la gare lors de son arrestation par les Allemands. Elle a été tuée à la libération et Louis a eu de la chance de ne pas connaître le même sort.

De retour de Paris, Louis promet à Suzanne de dire à Henri qu’il est amoureux d’elle. Henri, dont les sentiments envers Louis sont de plus en plus ambigus, l’emmène nager dans un fleuve. Dans l’eau, Henri parle de l’attraction de la violence et dit qu’il faut comprendre les tortionnaires. Ce disant, il tient la tête de Louis sous l’eau. Louis prend peur et s’enfuit.

Louis disparaît. Suzanne trouve sa voiture avec les clés encore dessus et se demande s’il n’a pas été arrêté. Henri lui conseille d’attendre. Leur couple est au plus mal.

Un soir Suzanne entend un bruit dehors et sort dans l’espoir de retrouver Louis revenu la chercher. Ce n’est qu’Eric, venu demander l’aide du réseau pour déserter. Suzanne lui explique qu’elle n’a plus de contact avec ces gens-là. Eric l’accuse d’être égoïste.

Suzanne reçoit enfin un coup de téléphone de Louis. Il lui donne un rendez vous pour le réseau mais pas avec lui. Il lui dit qu’il faut qu’il disparaisse et qu’elle ferait mieux de l’oublier et de rester avec Henri.

Suzanne s’engage dans les passages frontière et la collecte de fonds, sans Henri et sans Louis.

Henri demande à Suzanne de l’aider à distribuer des tracts le lendemain à la gare. Suzanne, qui doit porter une valise à Paris ce jour-là, lui dit que ça ne servira à rien et qu’ils feraient mieux d’aider Eric, qui a déserté. Elle lui a donné rendez vous à la gare, il va monter à Paris avec elle. Henri n’est pas d’accord, ils se disputent.

Henri est à la gare en train de distribuer des tracts. Des gardes militaires arrivent à la recherche d’Eric, qui ne tarde pas à arriver mais s’enfuit. Henri, à bout de nerfs, se laisse aller à la violence et tabasse un garde militaire qui s’écroule sous ses coups. Revenu à lui-même, il s’aperçoit que Eric a observé la scène. Eric disparaît. Henri le poursuit mais se retrouve face à face non pas avec Eric mais avec Louis. Celui-ci explique qu’il est passé à la maison pour prévenir Suzanne: il ne faut pas qu’elle monte à Paris, la police a repéré les activités du réseau. Il ne l’a pas trouvée à la maison, alors il est venu à la gare. Henri lui parle de son père, qui a été arrêté dans cette même gare. Louis lui avoue qu’il se doutait que sa copine ait été tué par les résistants. Mais elle n’a pas trahi le père d’Henri, elle a passé la nuit avec lui. Louis les a entendus mais n’a pas voulu faire une scène et a attendu en bas. Ils ont dû passer par derrière pour l’éviter et donc n’ont pas été prévenus du danger.

Louis a peur d’être suivi et s’éclipse. Suzanne arrive à la gare avec plusieurs valises. Elle annonce à Henri qu’elle le quitte. Pendant qu’ils s’expliquent, Eric est ramené par deux gardes militairés. Il voit Suzanne et crie son nom.

Henri dit à Suzanne de ne pas monter à Paris, que Louis lui a dit que c’était dangereux, mais elle s’obstine et prend place dans le train. Deux policiers en civil y prennent place également. Henri les repère et au dernier moment saute dans le train. Suzanne retrouve Louis. Henri les voit ensemble et reste confus. Suzanne va le rejoindre. Il lui dit que la police la suit. Elle lui ordonne de ne pas intervenir, pour ne pas mouiller le parti. De son côté, Louis repère les policiers et saute du train. Suzanne se fait arrêter. Henri n’intervient pas.

Suzanne ira en prison. Louis court à travers les champs vers la liberté. Henri reste seul avec son saxphone. Il se met à écouter le disque de Miles Davis que Louis lui avait offert.

Extrait:

1. SEQUENCE PRE-GENERIQUE: INT CHAMBRE MATIN

Sur un drap blanc, immobile: une main de femme couverte par une main d’homme, toutes deux avec une alliance au doigt, dans une attitude de repos et de sérénité. Quelques rayons de soleil venant d’une fenêtre hors champ viennent chatouiller le bout des doigts de l’homme, qui semblent maintenant se crisper;

Nous voyons maintenant leurs têtes. Il s’agit d’HENRI AMOROS, la quarantaine, et de sa femme SUZANNE, un peu plus jeune. Ils dorment, mais le sommeil d’Henri est agité. Il se réveille en sursaut, se redresse, sa tête maintenant au premier plan.

HENRI

Mon père est mort.

Suzanne, couchée en arrière-plan, ouvre péniblement les yeux.

SUZANNE

Mais ça fait plus de dix ans.

HENRI

(encore un peu étourdi)

J’ai rêvé la mort de mon père.

Elle vient lui caresser le dos en baillant, encore endormie.


SUZANNE

Mort pour la France.

Sur la bande son nous entendons le violon de Stéphane Grappelli attaquer avec une certaine gravité les premières notes de la Marseillaise. [« Echoes of France (La Marseillaise) » – Le Quintette du Hot Club de France, 1946] Derrière les têtes de Suzanne et Henri nous voyons des étagères débordant de livres avec, juste au-dessus du lit, un petit buste de Lénine.

Au moment où la guitare de Django Reinhardt vient accélérer la musique dans un rythme entraînant, Henri renverse Suzanne sur le lit et ils commencent à chahuter joyeusement.

Le buste de Lénine bascule et tombe, d’abord sur eux, puis sur une pile de copies à moitié corrigées à côté du lit. Nous l’accompagnons dans sa chute et ne voyons des ébats du couple qu’un pied par ci, un bras par là. Nous remarquons dans le désordre général qui règne au pied du lit un manuel d’anglais, un livre de Sartre et quelques numéros de L’Humanité avec des titres sur la Guerre d’Algérie. Un verre d’eau est renversé sur un cahier d’élève (histoire-géographie) laissé ouvert sur une carte de la région méditerranéenne. De l’encre s’étend sur L’Algérie Française.

Le GENERIQUE DU DEBUT se déroule sur ces images. A la fin du générique la musique s’arrête brusquement et nous entendons la discussion par laquelle commence la séquence suivante:

VOIX NON-IDENTIFIEES

– Bon. En tête: PC à droite, SFIO à gauche.

– PC à droite?!

– Ou à gauche, peu importe. CGT derrière.

– Pourquoi derrière?

– Derrière qui?

– CFTC à côté.

– A côté de la CGT? Merci.

2. INT SALLE DE REUNION JOUR

Le cadre est maintenant rempli par deux yeux, intelligents, légèrement amusés, qui suivent cette conversation. La bande son continue sans interruption.

– La FEN alors. FO, ils sont là, FO?

– Non.

– Si!

– Tu te mets avec les CGT?

– Quoi? Tu rigoles?

– La FEN, c’est où?

– CGT en tête, CFTC derrière, FEN, CAT, puis SFIO puis PC.

– Et FO?

– Oh ta gueule toi!

– FEN en tête, CGT, CFTC…

– FLN?

-Non mais?

Les deux yeux se désintéressent de la discussion et regardent plus loin.

Nous voyons maintenant la scène entière. Dans une grande salle de réunion un groupe de syndicalistes préparent le défilé du 1er mai. La salle est sombre, les volets fermés, avec seulement quelques ouvertures en hauteur donnant accès à des rayons de soleil qui illuminent la poussière. Au milieu de la salle nous retrouvons le regard du plan précédent. C’est celui d’Henri, que nous voyons en entier pour la première fois: solide, avec une certaine autorité sur les autres, mais tranquille, intellectuel, sympathique. Son regard nous amène à Suzanne, très différente de celle que nous avons vue dans la première séquence: très prof, petite, un peu farouche, plutôt austère d’apparence. Elle entre maintenant dans le champ portant une bannière qu’elle donne à Henri. Les autres aussi portent des bannières ou des pancartes avec les différents sigles des syndicats, etc.. La discussion continue.

– Quelle merde!

– A mon avis le PC devrait être seul en tête et les autres derrière.

– Non mais n’importe quoi!

– Ca va pas non?

– SFIO je dis pas, mais PC quand même…

– CFTC en tête…

Arrête non…

Henri prend la bannière des mains de Suzanne, se lève et s’adresse aux autres.

HENRI

Ca devant. Chaque organisme porte son sigle derrière. Les autres suivent sans rien.

Il déroule la bannière: 1ER MAI 1957 LES TRAVAILLEURS FRANCAIS DEMANDENT DES NEGOCIATIONS POUR TERMINER LES COMBATS EN ALGERIE.

HENRI

Quelqu’un est contre?… Bon, on y va.

3. EXT VILLE JOUR

Ils sortent de la salle, Henri en tête, tenant un côté de la bannière avec Suzanne. La lumière du jour les éblouit. Il fait beau. C’est une ville (fictive) du sud-ouest de la France, dans les Pyrénées: Saméac. Architecture banale, rien ne retient l’attention. Nous ne verrons que quelques lieux: une place avec la mairie et un café au coin, quelques rues avec maisons et magasins et, à la sortie de la ville, une gare SNCF.

Quelques badauds regardent passer le défilé, mais il y a peu de monde, les magasins sont fermés, la ville semble endormie. ERIC, un garçon de 20 ans, grand et maladroit, le visage grave, s’insinue à côté de Suzanne. Il est manifestement amoureux d’elle mais timide, gêné, frustré: c’est l’âge ingrat. Henri sent sa présence sans même le regarder. Il lui parle avec un sourire ironique mais non sans affection.

HENRI

Bonjour Eric.

ERIC

Monsieur Amoros.

HENRI

Ils sont tous là, les jeunes?

ERIC

Y en a qui viendront qu’après.

HENRI

Pour la fête quoi;

ERIC

J’suis là, moi.

SUZANNE

Bonjour Eric.

Il baisse les yeux, confus, et les laisse s’éloigner. Henri et Suzanne échangent un sourire. Un militant communiste d’une soixantaine d’années prend sa place à côté de Suzanne et Henri. C’est Marcel, un vieux cheminot un peu rude, bourru, aux traits usés.

MARCEL

Il va devoir y aller, le petit. Ca va pas être drôle pour lui.

SUZANNE

Il a reçu les papiers?

MARCEL

Ca fait un moment déjà.

Ils se retournent pour regarder Eric, qui fait semblant de ne pas s’en apercevoir.

Ils passent devant la mairie. A l’arrière plan le MAIRE et un ADJOINT se dirigent, la démarche grave, vers une petite maison un peu plus loin. Le maire tient un télégramme à la main. Marcel les remarque et les suit des yeux, mais Henri regarde ailleurs.

Un peu plus loin devant, de l’autre côté, une 2 CV bordeaux est arrêtée au bord de la route. Un homme en est descendu. Il a à peu près le même âge qu’Henri mais paraît moins mûr, et moins sûr de lui. C’est LOUIS. Il regarde s’approcher le défilé. Henri le reconnaît, semble étonné, mais fait semblant de n’avoir rien vu. Il regarde subrepticement autour de lui pour voir si les autres ont remarqué son trouble, mais il n’en est rien.

Ils regardent plutôt du côté de la gare. Sur un petit chantier à côté des Algériens sont en train de travailler. L’un d’eux s’arrête en voyant le défilé et la bannière et les montre aux autres. Mais sinon les deux groupes s’ignorent. Le défilé passe. Les Algériens continuent de travailler.

Soudain on entend un cri aigu et hystérique. Une jeune fille de 18 ans surgit de nulle part et fonce sur Henri et Marcel.

ANNETTE

C’est vous! C’est vous qui l’avez tué!

On voit maintenant que le maire et son adjoint suivent dans le sillage de la jeune fille (Annette). Le maire a toujours le télégramme à la main. Henri les regarde, demande tacitement une explication. Le maire est visiblement très gêné. Il écarte les mains dans un geste d’impuissance.

MAIRE

(à Henri)

Jean-Pierre. Dans une embuscade…

MARCEL

Oh putain…

Marcel, très affecté par la nouvelle, s’assied dans la poussière au milieu de la route, le regard dans le vide. La jeune fille pousse un nouveau cri de désespoir et s’attaque à Marcel avec des coups de pied incontrôlés. Il ne se défend même pas. Henri intervient, la saisit, prend ses coups pour lui-même. Elle le pousse contre le mur extérieur de la gare, où nous voyons une plaque qu’il est impossible de lire pour l’instant.

Eric, un peu plus loin, observe la scène d’un regard détaché.

ANNETTE

Il voulait déserter. C’est vous qui l’avez envoyé là-bas.

HENRI

Annette! Annette, laisse-le, c’est moi qui lui ai dit d’y aller.

ANNETTE

Assassin! Rendez-moi mon frère!

HENRI

Je ne peux pas, Annette, tu le sais. Calme-toi. Ce n’est pas nous qui l’avons tué. Ce sont les fellaghas. Je regrette que l’armée française se batte avec eux mais ce n’est pas croupis dans une prison ou cachés dans un grenier que nous communistes nous pouvons arrêter ça. Tu comprends? C’est pour ça que le parti nous dit d’y aller. On est plus utile là-bas. Que ton frère soit mort je suis le premier à le regretter, crois-moi. Le monde est injuste, Annette, c’est pour ça que nous allons le changer.

Plus que ce qu’il dit, c’est son ton et sa sincérité qui réussissent à calmer la jeune fille. Annette s’est arrêté de crier et de taper, elle sanglote doucement dans les bras d’Henri. Les autres les regardent.

HENRI

Viens. Marche avec nous.

Il la soutient et l’aide à marcher. Le défilé reprend. Suzanne aide Marcel à se lever. Il regarde Henri d’un oeil admiratif. Suzanne ne partage pas son admiration, elle le regarde d’un oeil beaucoup plus critique.

MARCEL

Encore plus fort que son père.

Il lève les yeux vers la plaque sur le mur de la gare: « Ici le 12 octobre 1943 le Résistant André Amoros fut arrêté par les agents de la Gestapo. Il fut fusillé le 21 octobre 1943 aux abords de la ville. Mort pour la France. »

SUZANNE

Tu trouves?

Marcel regarde Suzanne, surpris et troublé par son scepticisme. Eric aussi a remarqué l’attitude de Suzanne. Annette quitte le défilé, calmement, tête baissée, pour rentrer chez elle.

SUZANNE

On devrait tous être en train de hurler avec elle. Au lieu de ça on la calme et on la renvoie chez elle.

Le regard de Suzanne passe d’Annette à Eric qui s’est arrêté pour la regarder s’éloigner. Rencontrant les yeux de Suzanne, il baisse son regard et reprend la marche.

Le défilé continue, avec Henri à la tête. Soudain il se rappelle de l’homme à la 2 CV et se retourne pour le chercher des yeux.

L’homme a disparu.

4. EXT FETE CHAMPETRE SOIR

Une grange aménagée pour la fête. Musique de jazz et bruits de fête viennent de l’intérieur. Quelques personnes sortent en sueur. Il fait doux dehors. Henri et Suzanne s’échappent de la fête et s’éloignent, laissant derrière eux Marcel, ivre, qui était en train de leur parler. Il se rabat sur Eric, qui l’écoute sans aucune compassion, en suivant des yeux Henri et Suzanne, attendant seulement que Marcel s’arrête pour les suivre.

MARCEL

Non mais tu comprends, Hitler, c’était pas nous. Nous, on était les bons. A part quelques mouchards de merde, les fachos, les collabos et les putes. Nous on était sympa. C’était pas nous les tort-, les torse-

ERIC

Tortionnaires.

MARCEL

T’as tout compris. Je te dis pas ça comme ça parce que j’ai horreur de ça, genre souvenirs de guerre et tout le tralala. J’en parle pas, moi. C’est pas pour moi que je dis ça. C’est pour toi que je dis ça. Tu vas voir, toi. Nous, on est assis sur notre cul à rien foutre mais là-bas tu vas voir, t’auras pas le choix. Les camarades, ils les envoient en première ligne, comme le p’tit Jean-Pierre. Y voulait pas y aller et moi j’ai… c’est ça qui me dess- , déses-

ERIC

Désespère.

MARCEL

Moi aussi. On leur dit d’y aller parce que Lénine, il dit que le soldat communiste, y part à toutes les guerres. Seulement il y laisse sa peau, alors qu’est-ce que tu veux faire? Ou alors il devient comme eux, il y va avec la gégène, mais qu’est-ce que tu veux faire? Hitler c’est nous maintenant. L’occupation, c’est nous. La torture, c’est nous.

Eric essaie de s’éloigner, mais Marcel continue.

MARCEL

J’sais pas, quand c’est Henri qui explique, je comprends. Seulement après, je sais que je suis d’accord, mais je sais plus pourquoi.

ERIC

Bon. A tout à l’heure.

MARCEL

Si on m’avait dit qu’on allait faire ça, nous, après seulement – ça fait quoi, dix ans?

ERIC

Plus.

MARCEL

Où tu vas?

Eric laisse tomber Marcel et s’en va dans la direction prise par Henri et Suzanne.

5. EXT RIVIERE NUIT

Eric arrive près d’une rivière, il cherche des yeux Henri et Suzanne. Il entend un bruissement de feuilles un peu plus loin. Il s’en approche furtivement, se cache derrière des buissons. Nous entendons au loin les bruits venant du bal: musique, rires, etc.. Une légère brise apporte la musique par bribes, par moments elle est plus présente que d’autres.

Eric regarde Henri et Suzanne, nus, se glisser silencieusement dans l’eau noire de la rivière. Ils s’approchent l’un de l’autre dans l’eau sans se parler. Ils s’embrassent. Il la prend dans ses bras et la soulève légèrement.

HENRI

Attention, le train va entrer en gare.

SUZANNE

Voilà le fils de cheminot qui parle.

Eric change de position pour mieux voir mais perd son équilibre. Son pied glisse sur la rive et tombe dans l’eau.

Alertés par le bruit, Henri et Suzanne cherchent son origine.

Eric s’enfuit, gêné, effrayé, mouillé, et furieux avec lui-même.

Suzanne le voit, le reconnaît et dans un mouvement de colère se lance à sa poursuite. Henri la regarde partir en flèche, inconsciente de sa nudité, emportée par la colère.

Suzanne s’arrête près de la route. Elle a du mal à courir pieds-nus et l’a perdu de toute manière. Elle va se retourner lorsqu’elle entend un bruit venant de derrière les arbres.

SUZANNE

Eric? T’as pas honte, non? Tu veux pas te montrer?

Mais au lieu d’Eric, c’est l’homme qu’Henri avait vu au moment du défilé qui se montre. Il la regarde en face, calme, souriant. A ce moment la musique du bal est particulièrement présente: c’est « Blue Moon » chanté par Billie Holiday.

LOUIS

Je crois que vous faites erreur, madame. Le jeune garçon est parti par là.

SUZANNE

Ah. Excusez-moi.

Déconcertée, elle recule d’un pas. L’homme la regarde de la tête aux pieds, puis de nouveau dans les yeux avec un petit sourire interrogateur. Suzanne soutient son regard un instant, vexée par son insolence, puis se retourne et repart en courant.

SUZANNE

Henri!

Elle arrive près d’Henri, qui s’est habillé et qui apporte les vêtements de Suzanne. Il l’aide à s’habiller. L’homme l’a suivie d’un pas mesuré, sans gêne.

LOUIS

Bonsoir Henri.

Les deux époux lèvent la tête, étonnés. Henri reconnaît l’homme et, après un moment de flottement, avance vers lui les bras ouverts avec un grand sourire. L’homme (Louis) avance vers lui comme incertain de son accueil. On sent un malaise entre les deux que Henri essaie vainement de dissiper. Henri l’embrasse, mais son visage trahit un mélange de sentiments contradictoires.

HENRI

Louis!

LOUIS

Vieux.

Ils se séparent et se regardent.

HENRI

Ca fait quoi? Dix ans?

LOUIS

Plus.

Un léger trouble, un moment de gêne, à cause du souvenir évoqué. Les deux hommes ne semblent pas très sûrs des pensées de l’autre. Cela ne dure qu’un instant, puis Henri se tourne vers Suzanne avec une bonhomie un peu forcée.

HENRI

Louis Massani. Jouait dans l’orchestre. Le trompettiste le plus rapide des Hautes Pyrénées. Comédien maintenant, c’est ça? Suzanne, ma femme.

LOUIS

Eh bien, il s’en est passé des choses depuis! Bonsoir.

SUZANNE

Bonsoir.

LOUIS

C’était peut-être pas le meilleur moment…

HENRI

Jamais trop tard pour bien faire.

Ils se regardent. Louis semble se demander si Henri est sincère.

SUZANNE

J’ai froid.

LOUIS

Je vous ramène chez vous? J’ai la voiture.

Suzanne finit de s’habiller. En se dirigeant vers la voiture, Henri s’approche de Louis.

HENRI

Pourquoi maintenant?