Les temps sont durs pour les amateurs de théâtre en France. Il me semble clair maintenant que pour la plus grande partie de la population, à commencer par nos dirigeants, le théâtre n’a aucune espèce d’importance. Nous sommes de moins en moins nombreux à le voir comme vital, la pierre de touche de la démocratie, le seul endroit qui peut réunir toutes les classes, toutes les croyances, toutes les tendances de la société et leur faire sentir qu’ils font partie d’une seule et même communauté.

Comment se fait-il qu’un pays comme la France, il n’y a pas si longtemps tellement fier de son « exception culturelle », puisse conclure que tout cela est « non-essentiel » ? Ce n’est pas que la France soit vraiment plus inculte que d’autres pays, c’est juste que, connaissant la richesse de sa langue, de son histoire et de sa culture, on était quand même en droit de s’attendre à mieux.

Je ne pense pas que la gestion de la crise sanitaire ait été franchement plus mauvaise en France qu’ailleurs, ni que tout cela fasse partie d’un vaste complot pour soumettre la population. Mais le spectacle des hésitations, des incohérences et des petites hypocrisies du gouvernement a clairement révélé ses priorités et ses croyances. Et le théâtre y compte pour du beurre.

Néanmoins, parcourant dans la presse l’autre jour la longue liste de catastrophes et de cris d’alarme pour le théâtre et le monde en général, j’ai fini par glaner une bonne nouvelle : il paraît que le comité de sélection de l’Ecole Nationale d’Administration se plaint du conformisme et du manque d’imagination des candidats.

Vous me direz qu’il n’y a là rien de particulièrement réjouissant, mais suivez ma logique : si l’école qui forme une grande partie de nos dirigeants reconnaît qu’il y a un problème, c’est déjà un grand pas en avant, non ? De là à ajuster les critères de sélection pour attirer des candidats plus créatifs, voire de modifier le contenu de l’enseignement pour leur offrir une éducation plus complète, il n’y a plus que quelques petits pas à faire dans la foulée.

Depuis quelques années déjà j’ai l’impression, renforcée dernièrement au vu de la gestion de cette crise sanitaire, que notre classe dirigeante ne va pas au théâtre. Ils ont l’air de croire qu’ils ont mieux à faire. Ils ont l’air de croire, comme la majorité de la population, que le théâtre est au mieux une amusante branche mineure de l’industrie du divertissement et au pire une partie fort ennuyeuse de notre patrimoine culturel qu’il faut faire semblant d’apprécier. Ils ont tort.

Je pense qu’ils sont victimes de leur éducation. Je sais par ma propre expérience qu’il y a dans des lycées partout en France des professeurs passionnés et passionnants qui ouvrent l’esprit de leurs élèves en les emmenant au théâtre et en discutant avec eux de ce qu’ils ont vu. Mais j’ai l’impression que dans les classes préparatoires et les grandes écoles on ne trouve plus le temps pour cela. Focalisés sur une seule matière, les élèves sont gavés de théories, de lois, de faits et de statistiques. Il n’y a pas de place pour l’imagination.

Pour tous ces élèves brillants qui forment l’élite du pays, c’est bien dommage. Ils sont punis pour leur réussite. Pour ceux d’entre eux qui se destinent à diriger ce pays, c’est plus grave encore : il leur manque un élément essentiel pour gouverner.

Je ne prétends pas connaître le contenu détaillé des cours de l’ENA ou de Sciences Po. J’imagine qu’il y a bien un peu de culture générale. Mais au vu des réflexions de nos dirigeants depuis au moins une quinzaine d’années, j’ai bien l’impression que le niveau général est en baisse. On y trouve de moins en moins de références aux civilisations passées, à l’histoire de l’humanité – on préfère citer des chiffres et rester résolument dans le présent. Or pour ceux qui aspirent à gouverner ce pays il me semble qu’une compréhension de la civilisation grecque et une familiarité avec le théâtre de Shakespeare sont tout aussi nécessaires qu’une connaissance de l’histoire de la France, et même un peu plus que celle des statistiques de l’économie.

La compréhension du passé et une connaissance des mythes et légendes qui constituent l’histoire de l’humanité forment un outil inestimable pour interpréter le présent. Le théâtre nous permet de faire la connaissance des histoires fondatrices de nos sociétés et de réfléchir à leur signification pour nous. Il présente ces histoires de façon ludique, facile à suivre, et compréhensible à plusieurs niveaux.

Le théâtre nous vient de la nuit des temps, des rites sacrificiels de nos ancêtres. Des cérémonies obscures et sanglantes, répondant à un besoin de communion autour du mystère de la vie et de la mort. A la place des véritables sacrifices, on a fini par trouver le moyen d’en faire une représentation. Au lieu de tuer le roi, par exemple, comme on faisait chaque année, paraît-il, dans les matriarcats que l’on trouvait parmi les peuples primitifs, on s’est mis à sacrifier un bouc à sa place. Et puis à un moment donné un roi un peu plus malin que les autres, ou peut-être juste mieux placé dans l’évolution du matriarcat vers le patriarcat, a dû trouver l’idée de faire semblant de tuer le roi, de faire comme si…

Ces rites sanglants sont à la racine de plusieurs éléments de la vie moderne : notamment la religion, le sport et le théâtre. Certes les pratiques ont évolué et on y a peut-être un peu perdu la sensation que le sang qui coule dans nos veines nous relie aux autres et à la terre, mais le principe de la communion y reste intact.

Les religions ont enrichi les rites de toute une symbolique et d’une pensée, mais les ont figés dans des rituels qui n’évoluent guère. Il faut adhérer aux croyances de la religion en question pour pouvoir participer à la communion avec les autres fidèles. Au théâtre il y a plus de liberté : les histoires qu’on y raconte ne cessent d’évoluer et de s’enrichir de toutes les trouvailles psychologiques, sociologiques et philosophiques venues stimuler l’imaginaire des auteurs. Et on les raconte à qui veut les entendre. Chacun est libre de réfléchir sur l’histoire qu’on présente et de tirer ses propres conclusions.

Il est pour le moins curieux qu’en réponse à la pandémie un pays aussi attaché à la laïcité que la France ait choisi d’ouvrir les églises et de fermer les théâtres.

Dans le sport, surtout dans les grands stades modernes, des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes (hors pandémie) peuvent vibrer ensemble en suivant un match. A l’exception de la tauromachie, où la mise à mort est restée au centre de l’expérience, on s’est plus ou moins éloigné du concept du sacrifice, pour se concentrer sur le combat ou la compétition. Du coup il faut toujours qu’il y ait un gagnant et un perdant, et le public est divisé en deux camps. Au théâtre il y a plus d’égalité : s’il est vrai que sur scène, à l’image de notre société, il y a de grands et de petits rôles, dans la salle la réaction de chaque spectateur a une importance égale. Le jugement d’un professeur de l’université n’a pas plus de poids que le rire de l’idiot du village : chacun contribue à sa façon à l’écoute de la salle, qui sera ressentie par les comédiens et aura une influence sur leur façon de jouer.

Le théâtre n’est pas un lieu de division. Personne n’est exclu et chacun a sa place dans une expérience unique. Jamais deux représentations ne seront pareilles et jamais deux publics ne se ressembleront. Chaque individu se fond dans une communauté unique. On vit une histoire de l’intérieur et de l’extérieur, subjectivement et objectivement, en s’identifiant aux personnages mais tout en tenant l’esprit critique en éveil pour réfléchir sur leurs actions et leur sort. On célèbre et interroge notre humanité commune. C’est l’incarnation de la fraternité.

Bien sûr, il y a de mauvais spectacles. Nous les artisans du théâtre ne sommes que des humains, et à force de nous demander comment nous allons faire, il nous arrive de perdre de vue pourquoi nous le faisons. Mais un spectacle réussi relie tous ceux qui se réunissent pour le vivre dans une expérience viscérale qui leur révèle leur propre humanité et celle de leurs semblables.

A travers les siècles, le théâtre s’est renouvelé sans cesse. Il a élargi son choix de sujets et développé différentes manières de les traiter. Si la tragédie tourne le plus souvent autour de la mort du roi, ou du père, et la comédie autour de l’amour et de la résolution des malentendus dûs à la différence des sexes, à partir de ces bases les auteurs ont embrassé tous les thèmes qui nous préoccupent – et bien d’autres encore… Le théâtre ne s’enferme dans des définitions étroites de la forme et du fond que pour s’en libérer aussitôt. En réalité rien n’est tabou, rien n’est interdit au théâtre.

Il a absorbé tous les autres arts, n’y voyant pas des concurrents mais plutôt des sources d’inspiration et de nouvelles techniques à mettre à son service. Le spectacle vivant ne saurait céder sa place à des ersatz. Dernièrement on a voulu nous consoler de la fermeture des salles en encourageant la retransmission des spectacles. C’est comme si on nous proposait une carte postale à la place de deux semaines de vacances au soleil. La vidéo ne peut pas remplacer le théâtre : on peut l’intégrer dans un spectacle mais on ne pourra jamais vivre l’expérience de ce spectacle à travers un écran. L’écran est une barrière qui nous isole et nous coupe des acteurs et du public. Au lieu d’être en communion avec eux nous sommes renvoyés à notre solitude.

Le théâtre nous fournit une expérience intellectuelle, sensuelle, émotionnelle et spirituelle en nous reliant à d’autres humains autour de nous, sans pour autant nous obliger à nous conformer à leurs croyances. Il nous aide à nous exprimer et à préciser notre pensée. Il encourage et développe l’empathie et l’imagination. Il stimule la réflexion et provoque le débat. Il nous aide à comprendre et à pardonner les autres.

C’est pourquoi j’incite vivement nos dirigeants actuels non seulement à rouvrir les théâtres, mais à s’y rendre eux-mêmes et à y ouvrir leurs yeux, leurs oreilles, leur esprit et leur coeur. Cela pourrait faire du bien à tout le monde.