Le Théâtre de L’Intime

Le projet

Only Connect, la première création de la compagnie Body and Soul/Corps et Âme, explore le thème du couple à travers le prisme des nouveaux moyens de communication (https://www.youtube.com/user/TheMitchHooper). Avant d’aborder les grands thèmes shakespeariens du pouvoir, de l’amour et de la guerre dans le vaste monde avec des pièces à grande échelle, j’ai envie d’approfondir ma réflexion sur la relation intime à deux à travers une série de mises en scène de pièces à deux ou à quatre personnages. Deux pièces de Harold Pinter, « L’Amant » et « Ashes to Ashes », une de James Saunders, « Bodies », et une de Roland Schimmelpfennig, « Peggy Pickit ». Puis dans un autre volet du cycle deux pièces que j’ai écrites moi-même, « Le Poids du Mensonge », et « La Dernière Danse ».

 

Le sujet

Toutes ces pièces, il me semble, parlent du couple, de son équilibre instable, de ses tensions intérieures et de sa résistance ou sa capitulation aux pressions extérieures. A travers le travail concret du théâtre – les discussions avec les acteurs, l’expérience du plateau, la recherche des tensions dramatiques, des impulsions et des émotions des personnages en répétition, puis les réactions des spectateurs lors des représentations, leurs rires, leurs silences, leur empathie pour certains personnages, leur antipathie pour d’autres –, j’espère pouvoir voir un peu plus clair dans mes interrogations personnelles en les partageant avec le public.

Dans « L’Amant » le couple a construit une sorte de cocon où les relations avec les autres sont presque éliminées et où ils jouent eux-mêmes les rôles d’amant et de maîtresse, le monde extérieur est ainsi désarmé et incorporé dans leurs fantasmes. Dans « Ashes To Ashes » ce monde extérieur devient plus réel : même si c’est sous forme de fantasmes et de rêves, un monde de souffrances anonymes – un monde politique – vient envahir le salon bourgeois et désunit le couple.

Dans « Peggy Pickit », « Bodies » et « Le Poids du Mensonge », deux couples se retrouvent après quelques années sans se voir. C’est le moment des bilans, des comparaisons, des interrogations. Dans « Bodies » un des couples a suivi une thérapie aux Etats Unis et se prononce guéri de ses névroses : ils vivent dans leur corps, s’en contentent, ne demandent plus rien au-delà du moment présent. Le couple resté en Europe avec ses névroses examine ses vieilles blessures et cherche la faille dans cette « guérison » miraculeuse. Dans « Peggy Pickit » les deux couples sont médecins, mais un couple a passé six ans en Afrique en mission humanitaire alors que l’autre a préféré une vie confortable en Europe. La soirée qu’ils passent ensemble va révéler les failles dans l’unité de chaque couple, ainsi que la mauvaise conscience des bourgeois privilégiés devant la souffrance dans le monde (comme dans « Ashes To Ashes »). Dans « Le Poids du Mensonge », où les deux couples se sont mélangés dans un chassé-croisé (comme dans « Bodies) et où la pression sociale semble avoir presque tué l’intimité, la soirée de retrouvailles fait tomber les masques et exploser les couples.

« La Dernière Danse » fermera le cycle avec un couple âgé qui se voit menacé par la maladie et le néant mais qui, comme le couple de « L’Amant » mais en plus lucide, résiste et reste uni.

Les individus qui forment ces couples se définissent l’un par rapport à l’autre et les deux par rapport à la société autour d’eux. On se construit une identité à deux mais les fondements de cette construction peuvent se révéler moins solides que l’on croit. On s’attribue des rôles mais ces rôles changent sans crier gare. Est-ce que l’identité du couple est une réalité, ou juste un rêve, un fantasme ? Est-ce qu’un couple est une véritable union, et donc une force dans la société qu’il intègre, ou n’est-ce que la somme de deux solitudes ? Qu’est-ce qu’on cherche dans le couple ? Est-ce que cette recherche naît d’un instinct naturel ou est-ce que c’est imposé par la société dans laquelle on vit ? Qu’est-ce que l’amour ? Quel est le sens de tout ça ? Est-ce qu’il y en a un ?

 

Le traitement

Dans la mesure du possible j’aimerais monter ces pièces dans des espaces intimes : des petites salles où le public est très près des acteurs, peut-être même parfois autour d’eux, qui favorisent un jeu naturel et subtil de la part des acteurs. La théâtralité de ces pièces n’est pas dans l’exagération, l’amplification ou la stylisation des voix et des gestes, mais dans leur précision et leur justesse. L’idéal serait qu’on puisse élire domicile dans une petite salle modulable et inviter le public à découvrir l’ensemble de ces pièces, en déclinant la configuration de la salle selon les besoins de chaque texte.

L’action des quatre premières pièces est située dans un salon. Pour l’instant je me concentre sur le montage de ces quatre pièces-là, dans un décor unique. Dans « Le Poids du Mensonge » et « La Dernière Danse » ça se passe sur une terrasse, qui est une sorte de prolongement du salon mais à l’extérieur, plus exposé. Ces deux pièces-là formeront un autre volet du cycle, un peu à part, qui viendra plus tard.

Au théâtre le salon a mauvaise presse : c’est considéré, non sans raison, comme le degré zéro de l’imagination dans la mise en scène. C’est un lieu commun, neutre, sans intérêt en soi, un décor passepartout pour comédies bourgeoises. J’aimerais subvertir subtilement cette image et renouveler le regard du public sur cet endroit. Car le salon est aussi une sorte de représentation symbolique du couple. C’est à la fois un cocon où on est dans le domaine de l’intime et le lieu où le couple reçoit le monde extérieur, où il se doit de se montrer exemplaire. C’est à la fois un lieu d’introspection et un lieu de représentation. C’est le lieu où on règle ses comptes internes et externes. C’est un champ de bataille. D’abord dans la guerre des sexes, bien sûr, mais aussi dans le conflit qui oppose l’alliance fragile du couple et le monde extérieur. La tension entre l’intérieur et l’extérieur, l’intimité du couple et la pression sociale qu’il subit, est au centre de toutes ces pièces.

En associant ces pièces les unes aux autres je pense attirer l’attention du public à la fois sur leurs similarités et sur leurs différences. En soulignant ce qu’elles ont en commun, en utilisant par exemple pratiquement le même décor ou certains acteurs dans plusieurs des pièces, je pense pouvoir faire ressortir de façon plus forte la singularité du regard et de la voix de chaque auteur. L’effet cumulatif sera une espèce de vision kaléidoscopique du couple : les différents points de vue vont parfois se superposer, parfois se décaler pour produire une vision d’ensemble plus nuancée et plus complète.

J’espère créer une véritable intimité non seulement entre les acteurs mais aussi entre les acteurs et le public. Nous allons « tendre un miroir à la nature » et renvoyer au public une image qu’il pourra reconnaître. Pour cela il nous faut un jeu d’une vérité absolue. Il s’agit de saisir toutes les manifestations extérieures des états d’âme des personnages : les acteurs doivent entrer dans la peau des personnages, les incarner, ressentir leurs impulsions, formuler leurs pensées, tout en partageant tout cela avec le public, en clarifiant, en rendant sensible leurs désarrois et leurs joies, en saisissant leurs mouvements, leurs gestes, leurs attitudes, leurs regards, leurs intonations de voix mais en réduisant tout cela à l’essentiel et en sélectionnant ce qui est signifiant, ce qui va parler au public.

Cela demande une sensibilité, une intelligence et une discipline rares de la part des interprètes. Je voudrais emmener mon petit groupe d’acteurs toujours plus loin sur ce chemin-là (tout en intégrant de temps en temps des nouveaux-venus) pour créer une troupe avec un langage commun, capable de comprendre très vite ce qu’on leur demande et de repousser leurs propres limites pour devenir de plus en plus exigeant dans la chasse à la vérité. Chaque pièce doit être un nouveau pas en avant.

Je voudrais proposer un théâtre de proximité, le contraire d’un théâtre distancié où l’intellect est roi et l’émotion bannie. Un théâtre où le public est proche des personnages, physiquement et spirituellement, où l’identification est possible et où la réflexion se nourrit de l’émotion. Le public sait très bien qu’il est au théâtre en train de regarder des acteurs, il n’a pas besoin qu’on le lui rappelle sans cesse. Il devrait se sentir libre de s’identifier avec un ou plusieurs des personnages, d’être ému par leur sort, de vivre leur drame de l’intérieur aussi, plutôt qu’uniquement de l’extérieur, en spectateur ou voyeur. Son expérience sera d’autant plus riche et son jugement d’autant plus informé…

Ce travail-là ne sera pas mis de côté quand on attaquera les grandes pièces de Shakespeare, ce sera une fondation solide qui nous sera très utile lorsqu’il faudra intégrer de nouvelles techniques pour s’adapter à des salles plus grandes et des pièces plus épiques. Les gestes seront plus larges, on portera plus la voix, mais le personnage ne sera pas creux pour autant : sa vie intérieure sera toujours aussi présente, son intégrité intacte. L’exigence de la vérité intérieure sera la marque de fabrique de la troupe.