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Jean-Luc Jeener a tout pour déplaire: intellectuel, catholique, de droite, directeur de théâtre et critique de surcroît, il accumule les tares et n’importe quel théâtreux bien pensant et politiquement correct qui se respecte va tout naturellement l’éviter comme la peste. Moi, je l’aime bien.

 

Je ne partage pas la plupart de ses convictions. C’est un homme plein de certitudes, avec des opinions sur tout, toujours prêt à débattre sur des points obscurs de la théologie. Moi, quand une opinion se forme dans ma tête c’est le plus souvent par le biais d’un personnage, qui va se trouver en face d’un autre personnage qui lui dira le contraire. Je pense que cette forme de pensée dialectique me vient non pas de Platon ou de Marx mais de Lewis Carroll. Il y a un passage d’Alice A Travers Le Miroir qui m’a marqué à vie: « ‘Words mean whatever I want them to mean, » said Humpty Dumpty. ‘No, they don’t,’ said Alice. » (Il y a aussi une version pop des années soixante qui me revient: « ‘I am the walrus,’ says John. ‘No, you’re not,’ says little Nicola. ») Pour moi la vérité, toute la vérité, embrasse sa contradiction. Du coup mon opinion, c’est un peu tout et son contraire.

L’exception serait plutôt le théâtre où, guidé par l’expérience, j’ai fini par avoir quelques avis tranchés sur la matière. Et c’est là où je rejoins Jean-Luc. Nous avons tous les deux une foi absolue dans la valeur du théâtre. Pour nous c’est une activité essentielle de toute société civilisée, l’occasion pour ses citoyens de sortir de leur égocentrisme et de leur solitude et de participer à une expérience intellectuelle, sensuelle, émotionnelle et spirituelle,  qui leur permet de suivre une histoire à la fois de l’intérieur en s’identifiant aux personnages et de l’extérieur en posant un regard critique sur l’action et les personnages. C’est à la fois une célébration de notre humanité commune et une réflexion sur nos propres défauts et ceux de la société dans laquelle nous vivons. C’est l’endroit où les êtres humains se regardent face à face.

Alors je suis, comme lui, déçu et un peu effaré de voir que cette conception du théâtre soit de moins en moins partagée. Que Paris pullule de divertissements résolument insignifiants. Et lui comme moi rejetant l’esprit de marketing qui semble prévaloir dans le théâtre privé et le lobbying politique qu’engendre la chasse aux subventions du théâtre public, nous nous trouvons tous les deux marginalisés dans le théâtre français.

Personnellement j’ai assemblé une équipe artistique dévouée et très douée mais je n’arrive pas à trouver des collaborateurs pour s’occuper de la production et la diffusion de nos œuvres. Le théâtre privé me conseille de m’adresser au théâtre public et vice versa. Avec un peu d’encouragement et de soutien j’aurais pu développer dix fois plus de projets personnels – et j’aurais bien aimé défendre les projets des autres aussi, du moins ceux qui me conviennent, mais on ne me propose plus rien…

Jean-Luc est plus malin et plus énergique que moi et va jusqu’au bout de presque tous ses projets mais son théâtre aurait besoin, et mériterait, une aide au fonctionnement qui lui fait cruellement défaut. Le Nord-Ouest est mal vu par « la profession ». Il est vrai qu’on peut y voir de mauvais spectacles. Plus sans doute que dans d’autres théâtres. Mais on peut aussi y voir plus de bons spectacles. On peut tout simplement voir plus de spectacles parce que Jean-Luc est ouvert à tout.

Nombreux sont les jeunes acteurs et metteurs en scène à qui Jean-Luc a donné une première chance. Certains en profitent plus que d’autres mais ils ont tous gagné de l’expérience dans leur métier, travaillant sur de grands textes, mettant en pratique ce qu’ils ont pu apprendre dans les écoles. Evidemment ils n’ont pas gagné d’argent et j’entends parfois que Jean-Luc est un vil profiteur qui exploite les acteurs en les faisant travailler pour rien et en gardant les recettes pour lui. Les recettes ne couvrent pas les frais de fonctionnement du théâtre. Quand son théâtre sera fermé, ces mêmes acteurs seront obligés de payer pour jouer, en payant le « minimum garanti » qu’exigent tous les petits théâtres de Paris pour couvrir leurs frais. Jean-Luc s’est endetté pour permettre à son théâtre de continuer à exister. Il voit le théâtre comme un don offert au public.

C’est pourquoi j’ai choisi de remonter « l’amour existe » là où je l’avais créé il y a 18 ans. Je n’ai pas vraiment d’espoir de vendre ce spectacle par la suite. Ça ne fera pas avancer ma carrière. Je ne fais même pas venir des critiques. C’est produit par la compagnie de Jean-Luc avec un budget de 0€. Je l’ai monté avec deux acteurs habitués au Nord-Ouest, qui comprennent comment cela fonctionne et qui étaient d’accord pour se jeter corps et âme dans le projet malgré le manque de reconnaissance. Nous avons monté ce spectacle comme un don. A vous de voir si vous voulez le recevoir.