Juin 2002. L’équipe de France de football est sur le point de perdre son titre de champion du monde, la gauche vient de perdre sa place au second tour des élections présidentielles mais, dans un magasin de disques d’occasion dans une banlieue populaire, quelques perdants magnifiques s’accrochent tout de même à leurs dernières illusions…
Extrait:
LENNON Tu comprends pas.
GEORGETTE Je comprends pas ?
LENNON Non, tu comprends pas.
GEORGETTE Qu’est-ce que je comprends pas ?
LENNON Ce magasin, c’est pas juste un magasin.
GEORGETTE C’est pas même un magasin. Un magasin, c’est fait pour vendre. C’est fait pour vendre des trucs et on gagne sa vie avec.
LENNON Moi, c’est pas ça.
GEORGETTE C’est ce que je te dis.
LENNON C’est beaucoup plus que ça.
GEORGETTE C’est beaucoup moins que ça. Tu gagnes pas un rond.
LENNON C’est tout un esprit, tu vois. C’est un lieu qui a une âme.
Pause
GEORGETTE Une âme ?
LENNON Oui.
GEORGETTE Aretha Franklin a épousé Sean Connery.
LENNON Ah bon ?
GEORGETTE Tu sais comment elle s’appelle maintenant ?
LENNON Qui ?
GEORGETTE Aretha Connery.
LENNON Hein ?
GEORGETTE Arrête ta connerie. Tu vois pas que ton magasin, c’est juste un tas de vieux disques rayés que plus personne ne veut ? C’est un abri pour vieux ringards qui n’ont rien de mieux à foutre. Un centre pour pauvres mecs réduits à rabâcher des conneries entre eux parce qu’ils sont pas capables de se taper une nana. Et fauchés en plus.
LENNON Bon, t’as fini ?
GEORGETTE Tu comprends pas que les temps changent ? Je vais te dire un truc qui va peut-être t’étonner : les années soixante-dix, c’est fini. Depuis un moment déjà. Non seulement c’est fini mais les seuls qui s’en souviennent sont des vieux cons comme toi. Et ils ont déjà tous les disques qu’il leur faut. T’as plusieurs temps de retard, toi. D’abord, les disques, c’est fini maintenant. Même les CD, c’est fini. Maintenant ils chopent tout gratis sur internet. Ils achètent plus rien. On n’arrête pas le progrès. Faut savoir s’adapter. Faut étudier le marché et agir en conséquence. Moi, j’ai compris ça. Toi, tu me prends pour un con mais tu vas voir. Tu vas voir ce qui va se passer ici. Parce que moi, j’ai senti le vent tourner. J’ai du flair, moi. Je regarde. Et j’écoute. J’entends des choses. Les choses changent ici. Dans cinq ans tu reconnaîtras pas le quartier. Y aura des bars à vin, des restaurants japonais et des antiquaires. On aura changé les pitbulls pour des chihuahua. Et y aura ceux qui veulent rien voir. Et ceux qui savent s’adapter.
LENNON Et toi, tu sais t’adapter ?
GEORGETTE Tu sais qui est venu chez moi l’autre jour ?
LENNON Qui ?
GEORGETTE Le mec de la télé.
LENNON Le type de chez Locatel là ?
GEORGETTE Non, pas le type de chez Locatel. Et d’ailleurs je t’informe que ça s’appelle plus Locatel, ça s’appelle Visions maintenant.
LENNON Ah bon ? … Ah oui, t’as raison.
GEORGETTE Toi, t’as même pas remarqué, bien sûr. Mais c’est significatif, ça. C’est un avant-goût de ce qui nous attend.
LENNON J’aimais mieux avant.
GEORGETTE Y a pas à aimer ou pas aimer, c’est comme ça. C’est la loi du marché. Tu peux rien contre ça.
LENNON Alors qu’est-ce qu’il te voulait, ce mec ?
GEORGETTE Quel mec ?
LENNON Le mec de chez Locatel.
GEORGETTE Mais non, je te parle du mec qui passe tout le temps à la télé, le grand là…
LENNON Le grand ?
GEORGETTE Le grand con qui fait tous les…
LENNON Quoi, le grand là ?
GEORGETTE Si je te le dis.
LENNON Il est venu chez toi ?
GEORGETTE Ca m’a quand même fait réfléchir.
LENNON Il t’a parlé ?
GEORGETTE Bien sûr.
LENNON Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
GEORGETTE Il a dit: “ Un café s’il vous plaît. ”
LENNON Ah ouais ? Comme ça.
GEORGETTE Comme je te le dis.
LENNON C’est pas croyable, ça.
GEORGETTE Quand je te dis que le quartier évolue.
LENNON Il a dit “ Un café s’il vous plaît ”, comme ça, rien d’autre ?
GEORGETTE C’est pas mal pour commencer.
LENNON Pour commencer, oui. Un peu sec, mais bon…
GEORGETTE J’ai trouvé aussi. De toute façon il est pas du tout comme à la télé.
LENNON Non ?
GEORGETTE Rien à voir.
LENNON Il est comment alors ?
GEORGETTE D’abord il n’est pas grand.
LENNON Ah non ?
GEORGETTE Ah mais pas du tout.
LENNON Le grand con n’est pas grand ?
GEORGETTE Ca, c’est la télé, tu vois : l’écran est petit, alors tout le monde a l’air grand.
LENNON Ah bon ?
GEORGETTE C’est scientifique.
LENNON Ca alors…
GEORGETTE Alors forcément ça attire les nabots. Tous les petits veulent faire de la télé.
LENNON Mais pourquoi on les laisse faire ?
GEORGETTE Ah ben, ça, j’en sais rien. A mon avis ils se favorisent entre eux.
LENNON Hein ?
GEORGETTE Ben oui, les petits, ils paraissent grands tant qu’ils sont entre eux. Tu leur mets un grand à côté ils sont baisés.
LENNON Alors le grand con, il est pas grand.
GEORGETTE Pas du tout. Tu l’aurais là devant toi, tu dirais que c’est un petit.
Pause
LENNON T’es sûr que c’était lui ?
GEORGETTE Ah oui, je le reconnaîtrais entre mille.
LENNON Eh ben… Mais est-ce qu’il est con alors ?
GEORGETTE Ah oui, quand même. Oui oui oui, il est quand même très con.
LENNON Tu me rassures.
GEORGETTE “ Un café s’il vous plaît ” qu’il me dit.
LENNON Oui… remarque, c’est pas si con que ça, s’il voulait un café. C’était avant que tu donnes la machine à réparer?
GEORGETTE Ben oui, sinon il l’aurait pas eu, son café. C’est vendredi qu’il est venu. Il a eu son café. Et tu sais ce qu’il m’a dit, ce con?
LENNON Quoi ?
GEORGETTE Il m’a dit: “ Il est dégueulasse, votre café. ”
LENNON Ah oui ?
GEORGETTE Comme ça. Devant tout le monde.
LENNON Il n’avait pas tout à fait tort.
GEORGETTE Non, le café était dégueulasse mais bon, c’est pas une raison pour le dire devant tout le monde.
LENNON Y avait du monde ?
GEORGETTE Non.
Pause
LENNON Il est revenu depuis ?
GEORGETTE Pas encore.
Texte complet à télécharger:
Note du metteur en scène
« Loosers » est une petite comédie de banlieue, qu’il convient de jouer avec sincérité et naturel, sans rechercher l’effet.
Le décor, comme le jeu des acteurs, sera sobre et discret.
L’interrogation sur les valeurs d’aujourd’hui se fera naturellement, sans lourdeur et sans didactisme.
On m’a expliqué qu’un Anglais n’a pas le droit d’écrire sur l’échec des Français, surtout au football, et que de toute façon il ne faut pas appeler une pièce « Loosers » parce que personne ne voudra venir la voir. Il est vrai que nous sommes dans une société qui privilégie le culte du gagnant. Mais personnellement je trouve les perdants plus sympathiques. Je m’identifie à eux et je pense que je ne suis pas le seul.